Connaître l’histoire est crucial pour comprendre le présent. Il y a cependant toujours le danger de la nostalgie, qui par définition idéalise le passé. Le présent, c’est le point d’intersection entre le futur et le passé. Mieux on comprend ce moment, plus on peut devenir efficace pour transformer la société en tant que “travailleurs culturels”. L’histoire, est-ce seulement une somme d’informations, de faits, de personnages, de noms et de dates ? N’est-ce pas plutôt une certaine façon de raconter ?
Il y a eu des moments, comme ça, où les conjonctures ont fait que des génies se sont exprimé-e-s en même temps. Des conjonctures merdiques, en règle générale. Des moments aussi où des génies se trouvaient au même endroit au même moment, ont fait fissionner leurs génies respectifs par le truchement d’une émulation inespérée sans limites et, sans le savoir ou en s’en doutant, se sont mis à prodiguer leurs soins palliatifs à des âmes sensibles mais sans génie. En l’occurrence sous forme de bande-son. Ça avait déjà été le cas auparavant, dans le domaine désormais obsolescent de la musique rock nord-américaine : au tournant des années 1960, par exemple, cette scène foisonnante new-yorkaise décadente, de Max’s Kansas et du CBGB, du Chelsea Hotel et des rades crades d’une ville pas encore hygiéniste, cette scène qui allait finir par fournir tout le matériau brut pour la dernière grande blague que le rock’n’roll ait produite, nommément le punk.
La décennie 1985-1995 compte parmi ces moments miraculeux de grand faste créatif, sans doute le dernier à ce jour, du reste. À ma droite et de haut en bas, l’OVNI acariâtre du Massachusetts, les Pixies ; la scène no-wave new-yorkaise, orchestrée de main de maître par Sonic Youth ; enfin, en ce qui nous concerne davantage ici, la scène hardcore washingtonienne qui ne cesse alors de vibrionner, grâce notamment à Positive Force, un local punk accessible aux jeunes de moins de vingt et un ans. À ma gauche et de bas en haut, la scène punk californienne, à mille lieues de celle de la côte Est, qui se déploie autour de plusieurs labels indépendants montés par les figures proéminentes du courant ; mais, surtout, la zone du Pacific Northwest, de Portland à Vancouver en passant par Seattle et Olympia, où, d’une part, commence à se fomenter la révolution grunge et où, d’autre part, les scènes underground expérimentales locales sont en pleine expansion.
Avant d’aller plus loin, il se trouve que :
1) j’ai choisi de ne pas naître aux États-Unis ;
2) j’ai choisi de naître un peu trop tard pour profiter pleinement
de cette effervescence transcendante.
La nostalgie guettant plus facilement celui ou celle qui a bouffé le pain blanc au bon endroit au bon moment, je suis
peut-être tranquille de ce point de vue. Parmi le quintal de choses utiles et inutiles que m’ont apprises les riot grrrls, c’est que la nostalgie est l’ennemi.
Parmi le quintal de choses utiles et inutiles que m’ont apprises les riot grrrls, il y a aussi le pouvoir de la mystification investie de performativité :
We can lie things into existence, disait Kathleen Hanna.
On peut vrai-ifier les choses en les mentant. Parmi le quintal de choses utiles et inutiles que
m’ont apprises les riot grrrls, il y a encore cette nécessité suprême de s’efforcer de ne pas parler pour qui que ce soit, au nom de qui ou quoi que ce soit,
et c’est moins simple que ce que l’on pourrait croire. D’où la nécessité de l’imaginaire dans cette narration.
Ici je pourrais même parler en connard
et dire : “Rien n’est vrai tout est permis”, ce qui est bel et bien exact, d’ailleurs, mais les gens pourraient se faire des idées faussesnote.
On jugera
donc du récit qui suit à l’aune de ces trois substructions.
Il est possible, voire probable, que bon nombre de ceux que ces lignes seront susceptibles d’intéresser aient dans le sang l’évidence des power chords, l’artificialité puissamment réelle des albums produits entre 1988 et 1996 et la corticalité des compositions d’une clique générationnelle qui s’est réfugiée dans les méandres limbiques de son cerveau pour échapper à la gueule de bois des années 1980. Possible aussi que leurs goûts et peut-être même carrément leur appréhension du monde aient été irrémédiablement conditionnés par les inventions soniques qui ont donné le ton délavé, gras et tranchant de cette décennie-là, par les trouvailles et l’intensité des productions des Albini, Vig et autres Endino bues au biberon ou ingérées en intraveineuse. On connaît tous ou presque l’histoire du succès intersidéral du trio nirvanesque et de son clown triste leader, promu chantre d’une génération hagarde et désabusée à partir de 1991.
Une génération moins spectaculairement antipathique et provocatrice que ne l’avait été celle des premiers punks une quinzaine d’années auparavant : moins des petits cons que des losers mélancolico-apathiques, et davantage qu’une poignée de pseudo-marginaux, un phénomène sociétal à part entière. On sait un peu moins que derrière la success story du supergroupe gonflé aux hormones MTViennes se cache l’histoire d’une scène plus discrète, plus intransigeante, TRÈS dynamique, aux antipodes de l’image veule et végétative de la « génération X » que les médias de masse ont abondamment véhiculée. En marge des récits officiels que présentent ces derniers, il existe aux États-Unis à partir de la fin des années 1980 une scène difficile à réduire en capsule marketing, et bien décidée à le rester. Une scène aventureuse, des scènes aventureuses, dont la philosophie de l’action qu’est devenu le Do-It-Yourself constitue la raison d’être et la seule déterminante.
L’histoire des riot grrrls commence avec, et grâce à, ce moment de formidable renouveau de créativité en matière de production culturelle, mais aussi d’activisme politique. Car si le DIY, tel qu’il était associé aux sphères punk à l’originenote, relevait plus qu’autre chose de l’élan spontané sous la contrainte, à partir des années 1980 et sous l’effet des contextes qui se transforment, il se double d’une prise de position politique plus nette. Le DIY ne participait plus seulement de la poussée d’audace qui avait amené une cohorte de quidams à s’emparer de leurs guitares, en partie pour échapper à un ennui tératologique, il était en train de devenir l’outil pratique d’une théorie de l’action anticapitaliste.
La multiplication, à ce moment-là, des petits labels indépendants, de même que celle des fanzines, traduisait clairement la volonté des acteurs de ces scènes de se tenir à l’écart des moyens de diffusion et de communication mainstream, mus par le profit au détriment de l’inventivité, qui servaient à la louche des tubes policés et apolitiques. Des labels comme Dischord, K Records, SST, Epitaph ou Sub Pop (même si certaines de ces maisons sont aujourd’hui devenues de grosses machines) font à l’époque le pari du qualitatif, de l’audacieux, de l’avant-gardiste, en misant aussi sur le local. C’est en partie grâce à eux que cette formidable émulation a lieu : de nouveaux modèles musicaux, plus accessibles, incitent de nombreux mélomanes à passer à leur tour à l’action.
Des horizons créatifs neufs s’ouvrent et, comme à chaque fois que c’est le cas, en l’absence temporaire de codes trop rigides, c’est l’occasion pour des catégories de population minoritaires ou minorisées de se tailler une (toute petite) part du gâteau. En ce qui concerne les femmes, cela s’était déjà vérifié pour le punk, au milieu des années 1970: la non-nécessité d’expertise technique et la valorisation de l’amateurisme, notamment, avaient été une panacée pour elles, que l’on avait rarement encouragées à prendre des leçons de batterie, de basse ou de guitare électrique dès le plus jeune âge, contrairement à leurs congénères masculins. Si même les plus nuls pouvaient le faire, et puisqu’elles avaient bien intégré, à force de siècles, qu’elles étaient bien nulles, elles pouvaient donc le faire. Cela dit, il avait pas fallu trop en demander non plus, ça avait pas duré bien longtemps, et même les groupes féminins les plus géniaux, pour retrouver leur place au panthéon 77, ont dû attendre que les générations suivantes de punks féministes les tirent de sous un monceau de noms masculins (pas toujours aussi géniaux par ailleurs). Ça paraît fou, mais, il y a quinze ans, X Ray Spex était quasi inconnu au bataillon… Il faut dire que, en plus d’être une femme, Poly Styrene n’était pas blanche.
Dans les sphères de la musique punk comme dans pas mal d’autres domaines, les années 1980 marquent pour les femmes la fin du début. À nouveau, dans les
salles de concert, les codes sont bien là, le mépris et les préjugés sur la technique aussi, la coolitude itou, le cock-tail gagnant pour un parfait backlash.
Hors les murs insonorisés, c’est pas mal non plus. Dix ans de présidence Reagan, de droitisation et de puritanisme à la mode des années 1950 sous la montée
de l’influence de néoconservateurs qui font de l’antiféminisme l’un des noyaux durs de leur programme politiquenote.
Au cours de ces mêmes années,
le National Right to Life Committee,
association anti-avortement créée en 1973, gagne aussi terriblement
en importance, jusqu’à devenir l’un des lobbys
les plus puissants du pays.
Les choses ne s’arrangeront pas durant la décennie suivante,
au cours de laquelle les attentats contre les cliniques
pratiquant
l’IVG vont se multiplier, de même que les menaces
à l’encontre des personnels soignants, voire les meurtres
(sept meurtres entre1993 et 1998).
Comme de bien entendu, les médias de masse suivent la tendance rétrograde à grands coups de unes et d’articles qui tantôt accusent le mouvement de libération des femmes d’avoir fait davantage reculer qu’avancer le statut de ces dernières (à cause de lui, les femmes se retrouvent massivement célibataires ou divorcées ; à trop vouloir « faire carrière », elles se retrouvent aussi sans enfant et donc frustrées, mais surtout elles mettent en péril les valeurs traditionnelles de la famille), tantôt assurent que maintenant c’est bon, tout le monde a les mêmes droits, que le féminisme est mort et ringard, et qu’on peut passer à autre chose s’il vous plaît, la mode par exemple ? Tout cela bien évidemment à grand renfort de clichés rebattus sur les féministes aux aisselles pileuses, etc. En quelques années, les colonnes consacrées aux enquêtes et aux recherches féministes disparaissent dans les journaux les plus sérieux au profit d’études critiques sur le maquillagenote.
Concomitamment, les « Gen Xersnote » deviennent une cible marketing de premier choix. Magazines pour ados, séries TV, dessins animés, chaînes TV carrément, et notamment cette trouvaille monstrueuse qu’est MTV, la machine à façonner les imaginaires, les goûts et les attitudes : on n’a certes pas été les premiers à être conditionnés par la société, mais, tout de même, cette profusion de culture pop, d’images, de musique, ce poids éléphantesque de l’industrie culturelle et des médias, c’est à l’époque assez nouveau. Et inutile de dire que le message qu’on fait passer aux jeunes filles, s’il est post-féministe, ne va pourtant pas vraiment dans le sens d’une ère post-patriarcale. Rien de nouveau sous le soleil, le cheerleading va bien, merci, l’anorexie pas trop mal non plus, et le fard à paupières a de beaux jours devant lui. Derrière les dollars des papiers glacés, il y a le quotidien que prennent en pleine poire des millions de jeunes femmes qui crèvent à petit feu, victimes des violences propagandistes, mais aussi de violences bien réelles et bien trop fréquentes. Derrière la poursuite de l’idéal assommant du prince charmant footballeur (bien gaulé, lui aussi, ne l’oublions pas, si les conséquences sont loin d’être les mêmes, ça marche malgré tout dans les deux sens), il y a les date rapesnote, la haine de soi, la dépression, les désordres alimentaires et l’anomie au carré, puisque la Gen X est déjà anomique. Heureusement, bien sûr, ça fout les nerfs en pelote à plus d’une. Mais tout cela est fort bien mené et depuis fort longtemps. Là où les riot grrrls vont réussir un coup de maître, c’est qu’elles vont parvenir à colliger ces colères et ces haines de soi pour les transformer en prodigieuse force de frappe ; c’est que, d’une dynamique négative et d’une incitation tacite à la division et à la passivité, va naître une chaîne d’action et d’union inattendue et durable, une force affirmative qui ne s’en laisse pas compter.
Globalement, ça commence vers 1988, peut-être un peu avant. Quelques signes avant-coureurs à partir de 1985, peut-être, que l’on évoquera un peu plus loin. Ça commence par plusieurs individues qui vivent toutes seules différemment des choses similaires. En 1988, ça fait déjà quelque temps que Tobi Vail collabore avec Calvin Johnson, le patron de K Records, au sein de Go Team. Les deux acolytes constituent la base de cette formation musicale minimaliste et cérébrale, à laquelle s’ajoutent des collaborateurs temporaires, des gens passionnés qui gravitent autour de cette scène underground olympienne, de Lois Maffeo à Kurdt Cobain (le « d » n’est pas encore tombé), en passant par The Legend ! (l’avatar du journaliste rock britannique Everett True) ou encore un certain Billy Karren. Leurs compositions reflètent l’esprit qui gouverne la scène musicale d’Olympia : Go Team ne s’embarrasse pas du mélodique, non plus que du commercial. C’est brut, c’est le produit de deux intelligences geekesques en matière de musique. Avouons-le, c’est même un peu chiant : c’est un peu l’art contemporain de la musique américaine du Nord-Ouest à l’époque. De toute façon, on se fout que ce soit chiant, ce qui compte, c’est d’agir, de produire, de créer. Comme le résume Tobi Vail, « un groupe, c’est n’importe quelle chanson que t’as déjà jouée avec n’importe qui et même si ça n’a été qu’une seule foisnote ».
Une formule qui synthétise parfaitement l’état d’esprit qui règne dans l’underground de cette petite ville universitaire qui compte à peine 50 000 habitants.
Cinquante mille habitants seulement, mais voilà, l’université d’Evergreen, une université d’État alternative dont les programmes éducatifs sont connus pour
être à la pointe de la critique progressiste, attire son lot de perchés idéalistes et inventifs qui finissent par faire de la cité pluvieuse un havre de
dynamisme créatif engagé. Les formations musicales plus ou moins formelles sont légion, les collaborations et les va-et-vient entre elles aussi,
tout cela grâce à une conception véritablement punk (si tant est que cette formule ait un sens) de la production artistique, au-delà des mystifications,
des exigences qualitatives, des canons de toutes sortes en somme. « Il y a un super truc à Olympia, c’est que n’importe qui applaudit pour n’importe quoi.
Tu pouvais te lever et chanter une chanson dégueulasse, tout le monde était là genre
Yeah ! C’est cool, excellentnote, dit Lois Maffeo.
Une conception pragmatique de la création qui place le processus au-dessus du produit final, qui facilite la tâche et décomplexe les artistes en devenir : Olympia est bon public, et cela finit par devenir performatif. Tobi Vail, dans son fanzine Jigsaw, ne dit rien de moins que Maffeo : « Pour moi, un des meilleurs trucs, rapport avec le fait de grandir à Olympia et avec l’underground ici, c’est tout ce truc vraiment punk d’inventer des chansons et de juste les chanter pour tes ami-e-s, que ça se passe comme ça dans les fêtes et tout – je me suis toujours sentie encouragée de cette manière-là, les gens veulent entendre ce que les autres gens font et s’encourager les uns les autres à participer, il y a tout ce truc de soutiennote. » Pour toutes ces petites formations musicales, il n’est pas plus difficile de se produire que de se constituer. La culture des house shows, ces concerts en relativement petits comités, organisés à la sauvette dans les salons et les sous-sols de maisons la plupart du temps partagées, est bien implantée dans le Pacific Northwest, encore à ce jour. En plus de se dérouler dans des lieux amènes et non commerciaux, en plus de contribuer à démystifier la scène et abolir les frontières trop nettes entre public et artistes, ces house shows permettent tout simplement aux plus jeunes de participer, alors que l’interdiction de boire de l’alcool avant vingt et un ans leur ferme l’accès à la plupart des salles de concert traditionnelles.